V

 

Le lendemain, le bourg de Kalfermatt comptait un habitant de plus – et même deux. On put les voir se promener sur la place, aller et venir le long de la grande rue, pousser une pointe jusqu’à l’école, finalement retourner à l’auberge de Clère, où ils retinrent une chambre à deux lits, pour un temps dont ils n’indiquaient point la durée.

« Cela peut être un jour, une semaine, un mois, un an », avait dit le plus important de ces personnages, à ce que me rapporta Betty lorsqu’elle m’eut rejoint sur la place.

« Est-ce que ce serait l’organiste d’hier ? demandai-je.

– Dame, ça se pourrait, Joseph.

– Avec son souffleur ?...

– Sans doute le gros, répondit Betty.

– Et comment sont-ils ?

– Comme tout le monde. »

Comme tout le monde, c’est évident, puisqu’ils avaient une tête sur leurs épaules, des bras emmanchés à leur torse, des pieds au bout des jambes. Mais on peut posséder tout cela et ne ressembler à personne. Et c’était ce que je reconnus, lorsque, vers onze heures, j’aperçus enfin ces deux étrangers si étranges.

Ils marchaient l’un derrière l’autre.

L’un, de trente-cinq à quarante ans, efflanqué, maigre, une sorte de grand héron, emplumé d’une grande lévite jaunâtre, les jambes doublées d’un flottard étroit du bas et d’où sortaient des pieds pointus, coiffé d’une large toque avec aigrette. Quelle figure mince, glabre ! Des yeux plissés, petits mais perçants, avec une braise au fond de leur pupille, des dents blanches et aiguës, un nez effilé, une bouche serrée, un menton en galoche. Et quelles mains ! Des doigts longs, longs... de ces doigts qui sur un clavier peuvent prendre une octave et demie !

L’autre est trapu, tout en épaules, tout en buste, une grosse tête ébouriffée sous un feutre grisâtre, une face de taureau têtu, un ventre en clef de fa. C’est un gars d’une trentaine d’années, fort à pouvoir rosser les plus vigoureux de la commune.

Personne ne connaissait ces individus. C’était la première fois qu’ils venaient dans le pays. Pas des Suisses, à coup sûr, mais plutôt des gens de l’Est, par-delà les montagnes, du côté de la Hongrie. Et, de fait, cela était, ainsi que nous l’apprîmes plus tard.

Après avoir payé une semaine d’avance à l’auberge Clère, ils avaient déjeuné de grand appétit, sans épargner les bonnes choses. Et maintenant, ils faisaient un tour, l’un précédant l’autre, le grand ballant, regardant, baguenaudant, chantonnant, les doigts sans cesse en mouvement, et, par un geste singulier, se frappant parfois le bas de la nuque avec la main, et répétant :

« La naturel... la naturel !... Bien ! »

Le gros roulait sur ses hanches, fumant une pipe en forme de saxophone, d’où s’échappaient des torrents de fumée blanchâtre.

Je les regardais à pleins yeux, lorsque le grand m’avisa et me fit signe d’approcher.

Ma foi, j’eus un peu peur, mais enfin je me risquai, et il me dit d’une voix comme le fausset d’un enfant de chœur :

« La maison du curé, petit ?

– La maison du... le presbytère ?...

– Oui. Veux-tu m’y conduire ? »

Je pensai que M. le curé m’admonesterait de lui avoir amené ces personnes – le grand surtout, dont le regard me fascinait. J’aurais voulu refuser. Ce fut impossible, et me voilà filant vers le presbytère.

Une cinquantaine de pas nous en séparaient. Je montrai la porte et m’ensauvai tout courant, tandis que le marteau battait trois croches suivies d’une noire.

Des camarades m’attendaient sur la place, M. Valrügis avec eux. Il m’interrogea. Je racontai ce qui s’était passé. On me regardait... Songez donc ! Il m’avait parlé !

Mais ce que je pus dire n’avança pas beaucoup sur ce que ces deux hommes venaient faire à Kalfermatt. Pourquoi entretenir le curé ? Quelle avait été la réception de celui-ci, et ne lui était-il pas arrivé malheur, ainsi qu’à sa servante, une vieille d’âge canonique dont la tête déménageait parfois ?

Tout fut expliqué dans l’après-midi.

Ce type bizarre – le plus grand – se nommait Effarane. C’était un Hongrois, à la fois artiste, accordeur, facteur d’orgues, organier – comme on disait – se chargeant des réparations, allant de ville en ville et gagnant de quoi vivre à ce métier.

C’était lui, on le devine, qui, la veille, entré par la porte latérale, avec l’autre, son aide et souffleur, avait réveillé les échos de la vieille église, en déchaînant des tempêtes d’harmonie. Mais, à l’entendre, l’instrument, défectueux en de certaines parties, exigeait quelques réparations, et il offrait de les faire à très bas prix. Des certificats témoignaient de son aptitude aux travaux de ce genre.

« Faites... faites ! » avait répondu M. le curé, qui s’était empressé d’accepter cette offre. Et il avait ajouté : « Le Ciel soit deux fois béni, qui nous envoie un organier de votre valeur, et trois fois le serait-il, s’il nous gratifiait d’un organiste...

– Ainsi ce pauvre Eglisak ?... demanda maître Effarane.

– Sourd comme un mur. Vous le connaissiez ?

– Eh ! qui ne connaît l’homme à la fugue !

– Voilà six mois qu’il ne joue plus à l’église, ni ne professe à l’école. Aussi avons-nous eu une messe sans musique à la Toussaint, et est-il probable qu’à la Noël...

– Rassurez-vous, monsieur le curé, répondit maître Effarane. En quinze jours les réparations peuvent être achevées, et, si vous le voulez, Noël venue, je tiendrai l’orgue... »

Et en disant cela, il agitait ses doigts interminables, il les décraquait aux phalanges, il les détirait comme des gaines de caoutchouc.

Le curé remercia l’artiste en bons termes et lui demanda ce qu’il pensait de l’orgue de Kalfermatt.

« Il est bon, répondit maître Effarane, mais incomplet.

– Et que lui manque-t-il donc ? N’a-t-il pas vingt-quatre jeux, sans oublier le jeu des voix humaines ?

– Eh ! ce qui lui manque, monsieur le curé, c’est précisément un registre que j’ai inventé, et dont je cherchais à doter ces instruments.

– Lequel ?

– Le registre des voix enfantines, répliqua le singulier personnage en redressant sa longue taille. Oui ! j’ai imaginé ce perfectionnement. Ce sera l’idéal, et alors mon nom dépassera les noms des Fabri, des Kleng, des Erhart Smid, des André, des Castendorter, des Krebs, des Müller, des Agricola, des Kranz, les noms des Antegnati, des Costanzo, des Graziadei, des Serassi, des Tronci, des Nanchinini, des Callido, les noms des Sébastien Erard, des Abbey, des Cavaillé-Coll... »

M. le curé dut croire que la nomenclature ne serait pas terminée pour l’heure des vêpres, qui approchait.

Et l’organier d’ajouter, en ébouriffant sa chevelure :

« Et si je réussis pour l’orgue de Kalfermatt, aucun ne pourra lui être comparé, ni celui de Saint-Alexandre à Bergame, ni celui de Saint-Paul à Londres, ni celui de Fribourg, ni celui de Haarlem, ni celui d’Amsterdam, ni celui de Francfort, ni celui de Weingarten, ni celui de Notre-Dame de Paris, de la Madeleine, de Saint-Roch, de Saint-Denis, de Beauvais... »

Et il disait ces choses d’un air inspiré, avec des gestes qui décrivaient des courbes capricieuses. Certes, il aurait fait peur à tout autre qu’à un curé, qui, avec quelques mots de latin, peut toujours réduire le diable à néant.

Heureusement la cloche des vêpres se fit entendre, et, prenant sa toque dont il frisa l’aigrette d’un léger coup de doigt, maître Effarane salua profondément et vint rejoindre son souffleur sur la place. N’empêche que, dès qu’il fut parti, la vieille bonne crut sentir comme une odeur de soufre.

La vérité, c’est que le poêle renvoyait.

 

VI

 

Il va de soi que, dès ce jour, il ne fut plus question que du grave événement qui passionnait la bourgade. Ce grand artiste, qui avait nom Effarane, doublé d’un grand inventeur, se faisait fort d’enrichir notre orgue d’un registre de voix enfantines. Et alors, à la prochaine Noël, après les bergers et les mages accompagnés par les trompettes, les bourdons et les flûtes, on entendrait les voix fraîches et cristallines des anges papillonnant autour du petit Jésus et de sa divine Mère.

Les travaux de réparation avaient commencé dès le lendemain ; maître Effarane et son aide s’étaient mis à l’ouvrage. Pendant les récréations, moi et quelques autres de l’école nous venions les voir. On nous laissait monter à la tribune sous condition de ne point gêner. Tout le buffet était ouvert, réduit à l’état rudimentaire. Un orgue n’est qu’une flûte de Pan adaptée à un sommier, avec soufflet et registre, c’est-à-dire une règle mobile qui régit l’entrée du vent. Le nôtre était d’un grand modèle comportant vingt-quatre jeux principaux, quatre claviers de cinquante-quatre touches, et aussi un clavier de pédales pour basses fondamentales de deux octaves. Combien nous paraissait immense cette forêt de tuyaux à anches ou à bouches en bois ou en étain ! On se serait perdu au milieu de ce massif touffu ! Et quels noms drôles sortaient des lèvres de maître Effarane : les doublettes, les larigots, les cromornes, les bombardes, les prestants, les gros nasards ! Quand je pense qu’il y avait des seize-pieds en bois et des trente-deux-pieds en étain ! Dans ces tuyaux-là, on aurait pu fourrer l’école tout entière et M. Valrügis en même temps !

Nous regardions ce fouillis avec une sorte de stupéfaction voisine de l’épouvante.

« Henri, disait Hoct, en risquant un regard en dessous, c’est comme une machine à vapeur...

– Non, plutôt comme une batterie, disait Farina, des canons qui vous jetteraient des boulets de musique !... »

Moi, je ne trouvais pas de comparaisons, mais, quand je songeais aux bourrasques que le double soufflet pouvait envoyer à travers cet énorme tuyautage, il me prenait un frisson dont j’étais secoué pendant des heures.

Maître Effarane travaillait au milieu de ce pêle-mêle, et sans jamais être embarrassé. En réalité, l’orgue de Kalfermatt était en assez bon état et n’exigeait que des réparations peu importantes, plutôt un nettoyage des poussières de plusieurs années. Ce qui offrirait plus de difficultés, ce serait l’ajustement du registre des voix enfantines. Cet appareil était là, dans une boîte, une série de flûtes de cristal qui devaient produire des sons délicieux. Maître Effarane, aussi habile organier que merveilleux organiste, espérait enfin réussir là où il avait échoué jusqu’alors. Néanmoins, je m’en apercevais, il ne laissait pas que de tâtonner, essayant d’un côté, puis de l’autre, et lorsque cela n’allait pas, poussant des cris, comme un perroquet rageur, agacé par sa maîtresse.

Brrrr... Ces cris me faisaient passer des frissons sur tout le corps et je sentais mes cheveux se dresser électriquement sur ma tête.

J’insiste sur ce point que ce que je voyais m’impressionnait au dernier degré. L’intérieur du vaste buffet d’orgue, cet énorme animal éventré dont les organes s’étalaient, cela me tourmentait jusqu’à l’obsession. J’en rêvais la nuit, et, le jour, ma pensée y revenait sans cesse. Surtout la boîte aux voix enfantines, à laquelle je n’eusse pas osé toucher, me faisait l’effet d’une cage pleine d’enfants, que maître Effarane élevait pour les faire chanter sous ses doigts d’organiste.

« Qu’as-tu, Joseph ? me demandait Betty.

– Je ne sais pas, répondais-je.

– C’est peut-être parce que tu montes trop souvent à l’orgue ?

– Oui... peut-être.

– N’y va plus, Joseph.

– Je n’irai plus, Betty. »

Et j’y retournais le jour même malgré moi. L’envie me prenait de me perdre au milieu de cette forêt de tuyaux, de me glisser dans les coins les plus obscurs, d’y suivre maître Effarane dont j’entendais le marteau claquer au fond du buffet. Je me gardais de rien dire de tout cela à la maison ; mon père et ma mère m’auraient cru fou.

 

VII

 

Huit jours avant la Noël, nous étions à la classe du matin, les fillettes d’un côté, les garçons de l’autre. M. Valrügis trônait dans sa chaire ; la vieille sœur, en son coin, tricotait avec de longues aiguilles, des vraies broches de cuisine. Et déjà Guillaume Tell venait d’insulter le chapeau de Gessler, lorsque la porte s’ouvrit.

C’était M. le curé qui entrait.

Tout le monde se leva par convenance, mais derrière M. le curé, apparut maître Effarane.

Tout le monde baissa les yeux devant le regard perçant de l’organier. Que venait-il faire à l’école, et pourquoi M. le curé l’accompagnait-il ?

Je crus m’apercevoir qu’il me dévisageait plus particulièrement. Il me reconnaissait sans doute, et je me sentis mal à l’aise.

Cependant, M. Valrügis, descendu de sa chaire, venait de se porter au-devant de M. le curé, disant :

« Qu’est-ce qui me procure l’honneur ?...

– Monsieur le magister, j’ai voulu vous présenter maître Effarane, qui a désiré faire visite à vos écoliers.

– Et pourquoi ?...

– Il m’a demandé s’il y avait une maîtrise à Kalfermatt, monsieur Valrügis. Je lui ai répondu affirmativement. J’ai ajouté qu’elle était excellente du temps où le pauvre Eglisak la dirigeait. Alors maître Effarane a manifesté le désir de l’entendre. Aussi l’ai-je amené ce matin à votre classe en vous priant de l’excuser. »

M. Valrügis n’avait point à recevoir d’excuses. Tout ce que faisait M. le curé était bien fait. Guillaume Tell attendrait cette fois.

Et alors, sur un geste de M. Valrügis, on s’assit. M. le curé dans un fauteuil que j’allai lui chercher, maître Effarane sur un angle de la table des fillettes qui s’étaient vivement reculées pour lui faire place.

La plus rapprochée était Betty, et je vis bien que la chère petite s’effrayait des longues mains et des longs doigts qui décrivaient près d’elle des arpèges aériens.

Maître Effarane prit la parole, et, de sa voix perçante, il dit :

« Ce sont là les enfants de la maîtrise ?

– Ils n’en font pas tous partie, répondit M. Valrügis.

– Combien ?

– Seize.

– Garçons et filles ?

– Oui, dit le curé, garçons et filles, et, comme à cet âge ils ont la même voix...

– Erreur, répliqua vivement maître Effarane, et l’oreille d’un connaisseur ne s’y tromperait pas. »

Si nous fûmes étonnés de cette réponse ? Précisément, la voix de Betty et la mienne avaient un timbre si semblable, qu’on ne pouvait distinguer entre elle et moi, lorsque nous parlions ; plus tard, il devait en être différemment, car la mue modifie inégalement le timbre des adultes des deux sexes.

Dans tous les cas, il n’y avait pas à discuter avec un personnage tel que maître Effarane, et chacun se le tint pour dit.

« Faites avancer les enfants de la maîtrise », demanda-t-il en levant son bras comme un bâton de chef d’orchestre.

Huit garçons, dont j’étais, huit filles, dont était Betty, vinrent se placer sur deux rangs, face à face. Et alors, maître Effarane de nous examiner avec plus de soin que nous ne l’avions jamais été du temps d’Eglisak. Il fallut ouvrir la bouche, tirer la langue, aspirer et expirer longuement, lui montrer jusqu’au fond de la gorge les cordes vocales qu’il semblait vouloir pincer avec ses doigts. J’ai cru qu’il allait nous accorder comme des violons ou des violoncelles. Ma foi, nous n’étions rassurés ni les uns ni les autres.

M. le curé, M. Valrügis et sa vieille sœur étaient là, interloqués, n’osant prononcer une parole.

« Attention ! cria maître Effarane. La gamme d’ut majeur en solfiant. Voici le diapason. »

Le diapason ? Je m’attendais à ce qu’il tirât de sa poche une petite pièce à deux branches, semblable à celle du bonhomme Eglisak et dont les vibrations donnent le la officiel, à Kalfermatt comme ailleurs.

Ce fut bien un autre étonnement.

Maître Effarane venait de baisser la tête, et, de son pouce à demi fermé, il se frappa d’un coup sec la base du crâne.

Ô surprise ! sa vertèbre supérieure rendit un son métallique, et ce son était précisément le la, avec ces huit cent soixante-dix vibrations normales.

Maître Effarane avait en lui le diapason naturel. Et alors, nous donnant l’ut une tierce mineure au-dessus, tandis que son index tremblotait au bout de son bras :

« Attention ! répéta-t-il. Une mesure pour rien ! »

Et nous voici, solfiant la gamme d’ut, ascendante d’abord, descendante ensuite.

« Mauvais... mauvais... s’écria maître Effarane, lorsque la dernière note se fut éteinte. J’entends seize voix différentes et je devrais n’en entendre qu’une. »

Mon avis est qu’il se montrait trop difficile, car nous avions l’habitude de chanter ensemble avec grande justesse, ce qui nous avait toujours valu force compliments.

Maître Effarane secouait la tête, lançait à droite et à gauche des regards de mécontentement. Il me semblait que ses oreilles, douées d’une certaine mobilité, se tendaient comme celles des chiens, des chats et autres quadrupèdes.

« Reprenons ! s’écria-t-il. L’un après l’autre maintenant. Chacun de vous doit avoir une note personnelle, une note physiologique, pour ainsi dire, et la seule qu’il devrait jamais donner dans un ensemble. »

Une seule note – physiologique ! Qu’est-ce que ce mot signifiait ? Eh bien, j’aurais voulu savoir quelle était la sienne, à cet original, et aussi celle de M. le curé, qui en possédait une jolie collection, pourtant, et toutes plus fausses les unes que les autres !

On commença, non sans de vives appréhensions – le terrible homme n’allait-il pas nous malmener ? – et non sans quelque curiosité de savoir qu’elle était notre note personnelle, celle que nous aurions à cultiver dans notre gosier comme une plante dans son pot de fleur.

Ce fut Hoct qui débuta, et, après qu’il eut essayé les diverses notes de la gamme, le sol lui fut reconnu physiologique par maître Effarane, comme étant sa note la plus juste, la plus vibrante de celles que son larynx pouvait émettre.

Après Hoct, ce fut le tour de Farina, qui se vit condamné au la naturel à perpétuité.

Puis mes autres camarades suivirent ce minutieux examen, et leur note favorite reçut l’estampille officielle de maître Effarane.

Je m’avançai alors.

« Ah ! c’est toi, petit ! » dit l’organiste.

Et me prenant la tête, il la tournait et la retournait à me faire craindre qu’il ne finît par la dévisser.

« Voyons ta note », reprit-il.

Je fis la gamme d’ut à ut en montant puis en descendant. Maître Effarane ne parut point satisfait. Il m’ordonna de recommencer... Ça n’allait pas... Ça n’allait pas. J’étais très mortifié. Moi, l’un des meilleurs de la manécanterie, est-ce que je serais dépourvu d’une note individuelle ?

« Allons ! s’écria maître Effarane, la gamme chromatique !... Peut-être y découvrirai-je ta note. »

Et ma voix, procédant par intervalles de demi-tons, monte l’octave.

« Bien... bien ! fit l’organiste, je tiens ta note, et toi, tiens-la pendant toute la mesure !

– Et c’est ? demandai-je un peu tremblant.

– C’est le ré dièze. »

Et je filai sur ce ré dièze d’une seule haleine.

M. le curé et M. Valrügis ne dédaignèrent pas de faire un signe de satisfaction.

« Au tour des filles ! » commanda maître Effarane.

Et moi je pensai :

« Si Betty pouvait avoir aussi le ré dièze. » Ça ne m’étonnerait pas, puisque nos deux voix se marient si bien !

Les fillettes furent examinées l’une après l’autre. Celle-ci eut le si naturel, celle-là le mi naturel. Quand ce fut à Betty Clère de chanter, elle vint se placer debout, très intimidée devant maître Effarane.

« Va, petite. »

Et elle alla de sa voix si douce, si agréablement timbrée qu’on eût dit un chant de chardonneret. Mais, voilà, ce fut de Betty comme de son ami Joseph Müller. Il fallut recourir à la gamme chromatique pour lui trouver sa note, et finalement le mi bémol finit par lui être attribué.

Je fils d’abord chagriné, mais en y réfléchissant bien je n’eus qu’à m’applaudir. Betty avait le mi bémol et moi le ré dièze. Eh bien, est-ce que ce n’est pas identique ?... Et je me mis à battre des mains.

« Qu’est-ce qui te prend, petit ? me demanda l’organiste, qui fronçait les sourcils.

– Il me prend beaucoup de joie, monsieur, osai-je répondre, parce que Betty et moi nous avons la même note...

– La même ? » s’écria maître Effarane.

Et il se redressa d’un mouvement si allongé que son bras toucha le plafond.

« La même note ! reprit-il. Ah ! tu crois qu’un ré dièze et un mi bémol c’est la même chose, ignare que tu es, oreilles d’âne que tu mérites ! Est-ce que c’est votre Eglisak qui vous apprenait de telles stupidités ? Et vous souffriez cela, curé ?... Et vous aussi, magister... Et vous de même, vieille demoiselle ? »

La sœur de M. Valrügis cherchait un encrier pour le lui jeter à la tête. Mais il continuait en s’abandonnant à tout l’éclat de sa colère.

« Petit malheureux, tu ne sais donc pas ce que c’est qu’un comma, ce huitième de ton qui différencie le ré dièze du mi bémol, le la dièze du si bémol, et autres ? Ah ça ! est-ce que personne ici n’est capable d’apprécier des huitièmes de ton ? Est-ce qu’il n’y a que des tympans parcheminés, durcis, racornis, crevés dans les oreilles de Kalfermatt ? »

On n’osait pas bouger. Les vitres des fenêtres grelottaient sous la voie aiguë de maître Effarane. J’étais désolé d’avoir provoqué cette scène, tout triste qu’entre la voix de Betty et la mienne il y eût cette différence, ne fût-elle que d’un huitième de ton. M. le curé me faisait de gros yeux, M. Valrügis me lançait des regards...

Mais l’organiste de se calmer soudain, et de dire :

« Attention ! Et chacun à son rang dans la gamme ! »

Nous comprîmes ce que cela signifiait, et chacun alla se placer suivant sa note personnelle, Betty à la quatrième place en sa qualité de mi bémol, et moi après elle, immédiatement après elle, en qualité de ré dièze. Autant dire que nous figurions une flûte de Pan, ou mieux les tuyaux d’un orgue avec la seule note que chacun d’eux peut donner.

« La gamme chromatique, s’écria maître Effarane, et juste. Ou sinon !... »

On ne se le fit pas dire deux fois. Notre camarade chargé de l’ut commença ; cela suivit ; Betty donna son mi bémol puis moi mon ré dièze, dont les oreilles de l’organiste, paraît-il, appréciaient la différence. Après être monté, on redescendit trois fois de suite.

Maître Effarane parut même assez satisfait.

« Bien, les enfants ! dit-il. J’arriverai à faire de vous un clavier vivant ! »

Et, comme M. le curé hochait la tête d’un air peu convaincu :

« Pourquoi pas ? répondit maître Effarane. On a bien fabriqué un piano avec des chats, des chats choisis pour le miaulement qu’ils poussaient quand on leur pinçait la queue ! Un piano de chats, un piano de chats ! » répéta-t-il.

Nous nous mîmes à rire, sans trop savoir si maître Effarane parlait ou non sérieusement. Mais, plus tard, j’appris qu’il avait dit vrai en parlant de ce piano de chats qui miaulaient lorsque leur queue était pincée par un mécanisme ! Seigneur Dieu ! Qu’est-ce que les humains n’inventeront pas !

Alors, prenant sa toque, maître Effarane salua, tourna sur ses talons et sortit en disant :

« N’oubliez pas votre note, surtout toi, monsieur Ré-Dièze, et toi aussi, mademoiselle Mi-Bémol ! »

Et le surnom nous en est resté.

 

VIII

 

Telle fut la visite de maître Effarane à l’école de Kalfermatt. J’en étais demeuré très vivement impressionné. Il me semblait qu’un ré dièze vibrait sans cesse au fond de mon gosier.

Cependant les travaux de l’orgue avançaient. Encore huit jours, et nous serions à la Noël. Tout le temps que j’étais libre, je le passais à la tribune. C’était plus fort que moi. J’aidais même de mon mieux l’organier et son souffleur dont on ne pouvait tirer une parole. Maintenant les registres étaient en bon état, la soufflerie prête à fonctionner, le buffet remis à neuf, ses cuivres reluisant sous la pénombre de la nef. Oui, on serait prêt pour la fête, sauf peut-être en ce qui concernait le fameux appareil des voix enfantines.

En effet, c’est par là que le travail clochait. Cela ne se voyait que trop au dépit de maître Effarane. Il essayait, il réessayait... Les choses ne marchaient pas. Je ne sais ce qui manquait à son registre, lui non plus. De là un désappointement qui se traduisait par de violents éclats de colère. Il s’en prenait à l’orgue, à la soufflerie, au souffleur, à ce pauvre Ré-Dièze qui n’en pouvait mais ! Des fois, je croyais qu’il allait tout briser, et je m’en sauvais... Et que dirait la population kalfermatienne déçue dans son espérance, si le Grand annuel majeur n’était pas célébré avec toutes les pompes qu’il comporte ?

Ne point oublier que la maîtrise ne devait pas chanter à cette Noël-là, puisqu’elle était désorganisée, et qu’on serait réduit au jeu de l’orgue.

Bref le jour solennel arriva. Pendant les dernières vingt-quatre heures, maître Effarane, de plus en plus désappointé, s’était abandonné à de telles fureurs qu’on pouvait craindre pour sa raison. Lui faudrait-il donc renoncer à ces voix enfantines ? Je ne savais, car il m’épouvantait à ce point que je n’osais plus remettre les pieds dans la tribune, ni même dans l’église.

Le soir de la Noël, d’habitude on faisait coucher les enfants dès le crépuscule, et ils dormaient jusqu’au moment de l’office. Cela leur permettait de rester éveillés pendant la messe de minuit. Donc, ce soir-là, après l’école, je reconduisis jusqu’à sa porte la petite Mi-Bémol. J’en étais venu à l’appeler ainsi.

« Tu ne manqueras pas la messe, lui dis-je.

– Non, Joseph, et toi n’oublie pas ton paroissien.

– Sois tranquille ! »

Je revins à la maison où l’on m’attendait.

« Tu vas te coucher, me dit ma mère.

– Oui, répondis-je, mais je n’ai pas envie de dormir.

– N’importe !

– Pourtant...

– Fais ce que dit ta mère, répliqua mon père, et nous te réveillerons lorsqu’il sera temps de te lever. »

J’obéis, j’embrassai mes parents et je montai à ma chambrette. Mes habits propres étaient posés sur le dos d’une chaise, et mes souliers cirés auprès de la porte. Je n’aurais qu’à mettre tout cela au saut du lit, après m’être lavé la figure et les mains.

En un instant, glissé sous mon drap, j’éteignis la chandelle, mais il restait une demi-clarté à cause de la neige qui recouvrait les toits voisins.

Il va sans dire que je n’étais plus d’âge à placer un soulier dans l’âtre, avec l’espoir d’y trouver un cadeau de Noël. Et le souvenir me reprit que c’était là le bon temps, et qu’il ne reviendrait plus. La dernière fois, il y avait trois ou quatre ans, ma chère Mi-Bémol avait trouvé une jolie croix d’argent dans sa pantoufle... Ne le dites pas, mais c’est moi qui l’y avais mise !

Puis ces joyeuses choses s’effacèrent de mon esprit. Je songeais à maître Effarane. Je le voyais assis près de moi, sa longue lévite, ses longues jambes, ses longues mains, sa longue figure... J’avais beau fourrer ma tête sous mon traversin, je l’apercevais toujours, je sentais ses doigts courir le long de mon lit...

Bref, après m’être tourné et retourné, je parvins à m’endormir.

Combien de temps dura mon sommeil ? Je l’ignore. Mais tout à coup, je fus brusquement réveillé, une main s’était posée sur mon épaule.

« Allons, Ré-Dièze ! » me dit une voix que je reconnus aussitôt.

C’était la voix de maître Effarane.

« Allons donc, Ré-Diéze... il est temps... Veux-tu donc manquer la messe ? »

J’entendais sans comprendre.

« Faut-il donc que je te tire du lit, comme on tire le pain du four ? »

Mes draps furent vivement écartés. J’ouvris mes yeux, qui furent éblouis par la lueur d’un fanal, pendu au bout d’une main...

De quelle épouvante je fus saisi !... C’était bien maître Effarane qui me parlait.

« Allons, Ré-Dièze, habille-toi.

– M’habiller ?...

– À moins que tu ne veuilles aller en chemise à la messe ! Est-ce que tu n’entends pas la cloche ? »

En effet, la cloche sonnait à toute volée.

« Dis donc, Ré-Dièze, veux-tu t’habiller ? »

Inconsciemment, mais, en une minute, je fus vêtu. Il est vrai, maître Effarane m’avait aidé, et ce qu’il faisait, il le faisait vite.

« Viens, dit-il, en reprenant sa lanterne.

– Mais, mon père, ma mère ? observai-je.

– Ils sont déjà à l’église. »

Cela m’étonnait qu’ils ne m’eussent point attendu. Enfin, nous descendons. La porte de la maison est ouverte, puis refermée, et nous voilà dans la rue.

Quel froid sec ! La place est toute blanche, le ciel tout épinglé d’astres. Au fond se détache l’église, et son clocher dont la pointe semble allumée d’une étoile.

Je suivais maître Effarane. Mais au lieu de se diriger vers l’église, voici qu’il prend des rues, de-ci, de-là. Il s’arrête devant des maisons dont les portes s’ouvrent sans qu’il ait besoin d’y frapper. Mes camarades en sortent, vêtus de leurs habits de fête, Hoct, Farina, tous ceux qui faisaient partie de la maîtrise. Puis c’est le tour des fillettes, et, en premier lieu, ma petite Mi-Bémol. Je la prends par la main.

« J’ai peur ! » me dit-elle.

Je n’osais répondre : « Moi aussi ! » par crainte de l’effrayer davantage. Enfin, nous sommes au complet. Tous ceux qui ont leur note personnelle, la gamme chromatique tout entière, quoi !

Mais quel est donc le projet de l’organiste ? À défaut de son appareil de voix enfantines, est-ce qu’il voudrait former un registre avec les enfants de la maîtrise ?

Qu’on le veuille ou non, il faut obéir à ce personnage fantastique, comme des musiciens obéissent à leur chef d’orchestre, lorsque le bâton frémit entre ses doigts. La porte latérale de l’église est là. Nous la franchissons deux à deux. Personne encore dans la nef qui est froide, sombre, silencieuse. Et lui qui m’avait dit que mon père et ma mère m’y attendaient !... Je l’interroge, j’ose l’interroger.

« Tais-toi, Ré-Dièze, me répond-il, et aide la petite Mi-Bémol à monter. »

C’est ce que je fis. Nous voici tous engagés dans l’étroite vis et nous arrivons au palier de la tribune. Soudain, elle s’illumine. Le clavier de l’orgue est ouvert, le souffleur est à son poste, on dirait que c’est lui qui est gonflé de tout le vent de la soufflerie, tant il paraît énorme !

Sur un signe de maître Effarane, nous nous rangeons en ordre. Il tend le bras ; le buffet de l’orgue s’ouvre, puis se referme sur nous...

Tous les seize, nous sommes enfermés dans les tuyaux du grand jeu, chacun séparément, mais voisins les uns des autres. Betty se trouve dans le quatrième en sa qualité de mi bémol et moi dans le cinquième en ma qualité de ré dièze ! J’avais donc deviné la pensée de maître Effarane. Pas de doute possible. N’ayant pu ajuster son appareil, c’est avec les enfants de la maîtrise qu’il a composé le registre des voix enfantines, et quand le souffle nous arrivera par la bouche des tuyaux, chacun donnera sa note ! Ce ne sont pas des chats, c’est moi, c’est Betty, ce sont tous nos camarades qui vont être actionnés par les touches du clavier !

« Betty, tu es là ? me suis-je écrié.

– Oui, Joseph.

– N’aie pas peur, je suis près de toi.

– Silence ! » cria la voix de Maître Effarane.

Et on se tut.